
Chanteurs, poètes, paroliers, compositeurs et journalistes de différentes générations ont évoqué la réalité de l’industrie musicale, à la croisée de l’art et de l’économie.
La 23e édition du Festival de la chanson tunisienne se tient cette année du 8 au 11 mars sous le slogan « La Tunisie chante ». Elle comprend, outre les spectacles musicaux et la compétition, des rencontres-débats interdisciplinaires. Le Centre des musiques arabes et méditerranéennes (Cmam), situé dans le prestigieux Palais Ennejma Ezzahra à Sidi Bou Saïd, a accueilli une réunion artistique autour du thème « La chanson, quels horizons? ». Cet événement a rassemblé différents acteurs dans ce secteur artistique, en présence de Madame la ministre des Affaires culturelles, Amina Srarfi, afin d’aborder les préoccupations croissantes autour de la chanson tunisienne et anticiper les grandes mutations qui façonneront son avenir.
Chanteurs, poètes, paroliers, compositeurs et journalistes de différentes générations ont évoqué la réalité de l’industrie musicale, à la croisée de l’art et de l’économie. Parmi les noms qui ont été présents on peut noter Taher Guizani, compositeur et directeur du Festival de la chanson tunisienne, le poète Ali Ouertani, Maher Hammami, actuellement à la tête du Syndicat national des chanteurs ainsi que Chokri Bouzayane, Noureddine Beji, Armasta, Aida Niati et bien d’autres célébrités.
C’est Chokri Bouzayane qui a ouvert le débat en déclarant qu’il y a une production continue de chansons de qualité. La créativité y est, mais le problème essentiel concerne la diffusion face à la forte concurrence des chaînes étrangères et du streaming qui a redéfini les modes de consommation musicale. Il a souligné que tout serait entre les mains des radios où une marge de diffusion obligatoire pour les chansons tunisiennes doit être imposée. En effet, ce même point a été repris par Maher Hammami, rappelant la loi qui stipule que les radios doivent passer 40% de chansons tunisiennes. Une augmentation de ce chiffre est prévue très prochainement pour atteindre 70%. Or, les chaînes privées ne dépassent pas les 8% selon les statistiques qu’il a avancées. Une réalité amère et alarmante.
« Les chanteurs tunisiens ont le droit de passer et sont prioritaires. C’est la responsabilité totale des médias », conclut-il.
Le parolier et critique Ali Ouertani a soulevé le problème des textes chantés dont le niveau se dégrade, selon lui, de jour en jour. «Nous avons d’excellents compositeurs », indique-t-il. « En parallèle, la rime et le rythme du texte deviennent aléatoires ». Selon M. Ouertani, il faut établir des critères et un contrôle strict pour restaurer la place des poètes, les vrais, dans une ère où un langage vulgaire sévit et où tout le monde se permet d’écrire, indépendamment du talent.
Armasta a intervenu dans ce sens pour affirmer que les chansons vulgaires ne sont pas légion. Il a ajouté qu’il y a une panoplie de genres musicaux en Tunisie à mettre en lumière à part les formes classiques. Nous parlons ainsi de « chansons tunisiennes » ( au pluriel) et pas d’un seul genre de « chanson ». Le texte compte beaucoup dans tous les cas comme il y a des chansons qui ont réussi avec un seul instrument.
Sommes-nous réellement en train d’évoluer et de suivre la cadence du monde ?
La plupart des participants se sont montrés inquiets. En effet, un autre point évoqué est la surprotection que les artistes réclament en continu de la part des espaces médiatiques, des festivals et des différentes manifestations culturelles organisées par le ministère des Affaires culturelles.
Or, ce n’est pas cette cape de protection qui assure seule et éternellement la préservation et la prospérité du domaine. Avec l’ouverture sur le monde et l’envahissement par les sonorités qui ont secoué la chanson tunisienne, les acteurs du paysage musical ont-ils réussi à faire une stratégie pour faire face à la concurrence ? Existe-t-il une vraie stratégie de l’Etat pour protéger la chanson tunisienne ? Les différents intervenants ont été unanimes sur la responsabilité des artistes eux-mêmes pour assurer des productions musicales compétitives et de haut niveau pour attirer les auditeurs et veiller à la diffusion de leurs produits en Tunisie et à l’étranger.
Or, au lieu de résister et de défendre notre identité musicale, des chanteurs talentueux ont choisi de partir pour se fondre dans la musique orientale. D’autres chantent en égyptien et en libanais alors qu’ils se produisent sur les scènes tunisiennes.
Les intervenants ont également affirmé que le public, tous âges confondus, est ouvert à divers genres musicaux. Malgré le changement des goûts et des tendances à l’époque actuelle, Sofiane Safta, musicien et producteur avec 23 ans d’expérience dans l’enseignement, souligne que les jeunes sont toujours attachés au foundou et aux mélodies intemporelles contrairement aux idées reçues qu’ils se seraient plutôt dirigés vers les musiques contemporaines.
« Il faut d’abord se poser la question sur la place actuelle de la musique avant de discuter ses horizons », indique Sofiane Safta qui a rappelé que la plupart des artistes gèrent des projets en parallèle à défaut de pouvoir vivre de leur art. Il a insisté sur l’importance du marketing, une science à part entière, le master de Management artistique qui doit être relancé et d’autres métiers en écho avec la production artistique puisque la formation de journalistes spécialisés dans la musique. Le rôle du marketing dans la prospérité de la chanson tunisienne a également été évoqué par un journaliste présent au débat.
Il a salué l’effervescence culturelle tunisienne par rapport à d’autres pays arabes et le succès des chanteurs tunisiens qui se produisent à l’étranger même s’ils chantent en dialecte tunisien. Les grands noms cités dans ce sens, à prendre en exemple, sont Mortadha et Balti. Le dialecte n’est jamais un frein selon les autres intervenants comme la musique est un langage universel après tout. La preuve, le monde entier écoute les chansons indiennes, mais seule une minorité en décèle le sens. Madame la ministre des Affaires culturelles a intervenu en se remémorant des souvenirs avec son père, feu Kaddour Srarfi, à une ère où chanteurs, paroliers et compositeurs collaboraient en parfaite harmonie. «Les relations étaient jadis tellement proches. Aujourd’hui, c’est cette symbiose que nous regrettons essentiellement et qui est d’une grande importance », indique-t-elle.
Les conclusions à tirer de cet échange d’idées et de réflexions émanant de la réalité du secteur musical tunisien sont que le vrai problème est ainsi la visibilité et non pas le déclin de la chanson. « Un artiste est optimiste par défaut », dixit Sofiane Safta. En dépit des enjeux qui façonnent ce domaine, les différents acteurs se sont montrés prêts à faire des efforts visibles pour maintenir une constante évolution.